Volte-face

Ce texte, originellement intitulé Turnabout, est une nouvelle publiée sur le site officiel de Shadowrun et écrite par R. King-Nitschke.

« Sparq, t’es en position ? »

« Prêt pour foutre le dawa, Chef. » La voix de Sparq lui parvint rapidement et à bon volume dans le communicateur, en provenance de la prise jack située un peu plus loin sur laquelle il s’était branché. Zack sourit intérieurement – le contraire l’aurait étonné bien sûr. Ils travaillaient ensemble depuis si longtemps qu’ils pouvaient presque deviner leurs pensées réciproques. « Tu n’as qu’un mot à dire et l’électricité ne sera plus qu’un vieux souvenir. J’ai aussi pris le contrôle du système de secours, mais je ne sais pas si je pourrai le garder longtemps. »

« Okay, c’est bon, » dit Zack. Il jeta un œil aux autres membres de l’équipe – tout comme lui, ils portaient une combinaison gris terne de Clarion Electric. Torque avait quelques proéminences là où il ne fallait pas (c’est l’effet que les armes et les muscles poussés en cuve ont sur n’importe quel type) et Elena (tout du moins selon l’avis de Zack) en avaient partout où il fallait, même s’il ne serait jamais permis de le lui dire. Il appréciait la vie en tant qu’humain et n’était pas certain qu’elle ne serait pas capable de le transformer en crapaud.

Il attrapa sa boîte à outils en métal et fit un signe de tête aux autres. « Vous êtes prêts les gars ? »

Torque haussa les épaules.  »Ça va être du gâteau. Ça prendra max 15 minutes et on sera de retour à MacArthur en 9 minutes. Et ça, c’est si on prend notre temps. »

Zack ne prit pas la peine de rappeler à Torque que les choses se passaient rarement de cette manière, mais, pour une fois, il pensa qu’il se pourrait bien que ce soit vrai. La mission semblait ridiculement facile – leur Johnson, un mec genre jet-set au look tapageur, leur avait offert cinquante sacs pour s’introduire dans l’appartement d’un petit parvenu et foutre le souk. Même pas pour y voler quoique ce soit, juste pour foutre le bordel. « Je veux lui adresser un avertissement, » avait dit le Johnson avec un sourire mielleux qui avait donné envie à Zack de lui faire sauter ses sales petites dents parfaitement blanches. Ce genre de mec lui filait de l’urticaire. Mais le fric reste du fric, et Johnson avait payé la moitié d’avance.

La partie la plus délicate avait été de repérer les dispositifs de sécurité, et ça n’avait pas été de la tarte. Mais avec un peu de travail, il avait été possible de s’occuper du problème. Ils avaient obtenus les plans du bâtiment (il était récent et avait été construit deux ans auparavant) et il avait fallu environ une heure à Sparq pour trouver une prise de connexion rarement utilisée, cachée dans une armoire de maintenance du sous-sol. De là était né leur plan consistant à couper l’électricité et à pénétrer déguisés en réparateurs. Pour l’instant, ils étaient à l’intérieur de leur van dans le garage, et Zack s’apprêtait à donner le feu vert.

« Tu es sûr qu’il n’est pas chez lui ? » lui demanda soudain Torque.

Zack secoua la tête. Il attrapa un communiqué de presse sur le tableau de bord et le lança sur les genoux de Torque. Le titre en lettres capitales annoncé une soirée de charité au bénéfice des victimes d’incendies. Torque l’examina. « Ils disent qu’il y sera, » dit-il en acquiescant. « J’espère qu’il n’aura pas eu une grosse migraine au dernier moment ou un truc dans le genre. »

« Arrête de t’en faire Torque, » dit Elena, saisissant la feuille électronique et la lançant sur le tableau de bord. « On entre et on ressort en 15 minutes, tu te souviens ? »

« Du gâteau, » acquiesça Torque.

« Okay, Sparq, c’est parti, » balança Zack dans le communicateur. Quelques secondes plus tard, les lumières s’éteignirent, plongeant le garage dans les ténèbres. Il ouvrit la porte du van. « Que le spectacle commence ! »

Ils prirent l’ascenseur de service afin que personne ne les remarque, eux et le fait qu’ils étaient les seuls à encore bénéficier d’une source d’énergie. Lorsqu’il s’immobilisa et que les portes s’entrouvrirent, la voix de Sparq leur parvint dans le communicateur : « Personne dans le couloir. Pas étonnant vu qu’il a le dernier étage pour lui tout seul. Par contre, je ne peux pas voir dans l’appart. Je vous retiens l’ascenseur. Vous vous magnez, okay ? »

« C’est ce qui est prévu, » répondit Zack.

Les trois acolytes s’extirpèrent de l’ascenseur et se dirigèrent vers la double porte à l’autre extrémité du couloir. Zack était déjà en train de sortir son kit électronique – n’importe quelle porte de sécurité digne de ce nom possédait sa propre source d’énergie indépendante du reste du bâtiment. Derrière lui, il pouvait entendre Torque sortir son Predator. « Elena, tu peux vérifier qu’il n’y a personne à l’intérieur ? »

« C’est parti, » dit-elle, s’adossant déjà contre le mur. Quelques instants plus tard, elle fut de retour. « Il n’y a personne ici à part nous mes poulets, » les informa-t-elle.

« Nickel. » Un léger bip électronique indiqua qu’il venait de débloquer le verrou magnétique. Il tourna la poignée d’une main gantée et poussa la porte vers l’intérieur.

Sparq avait restauré l’électricité dans l’entrée de l’appartement afin que les faibles lumières de sécurité leur offrent une bonne visibilité. Torque laissa échapper un long sifflement étouffé.  »Ça à l’air sympa. »

Zack observa la pièce principale, son sol en bois exotique, ses hautes fenêtres et son ameublement somptueux, puis acquiesça. Il n’y connaissait pas grand-chose là-dedans, mais il suspectait que les toiles et autres objets d’art qui décoraient la pièce, étaient des originaux et valaient plus que ce que l’équipe pourrait gagner en plusieurs années. Mais il était là pour un job. « Qu’on en finisse, » dit-il d’un ton faussement joyeux. « Nous sommes là dans un but précis – alors on fait le job et on se tire avant que quelqu’un ne remarque les lumières et se posent des questions. »

Un large sourire s’étira sur le visage de Torque qui empoigna une longue et fine sculpture en pierre veinée. Il la prit et la brandit comme une batte de baseball, prenant pour cible sa jumelle à l’autre extrémité de la table. « C’est parti. »

« Je ne ferais pas ça si j’étais vous, » dit une voix échappée de quelques part dans les ombres.

Torque s’interrompit en plein swing, tandis que Zack et Elena balayaient la pièce du regard sous l’effet de la surprise. « Qu’e- ? »

Une mince silhouette émergea du couloir plongé dans les ténèbres. « Ce n’est pas une bonne idée, » dit-il. Il souriait comme un type à qui rien ne pouvait arriver.

« Et merde – » commença Elena.

La main de Torque s’abattit sur le Predator rangé dans son holster.

« Je ne ferais pas ça non plus, » dit le nouvel arrivant, son regard désinvolte se posant sur l’arme. Il était jeune, tout juste la vingtaine, son look tellement parfait et éblouissant qu’il ne pouvait s’agir que d’un trucage. Il s’adossa contre le mur, vêtu d’une tenue de gala ultra-chic, croisant les bras sur sa poitrine. « J’imagine que vous allez me dire ce que vous faites là. »

« Qu’est-ce qui se passe ? » crépita la voix de Sparq dans le communicateur.

« Reste à l’écoute, » subvocalisa Zack. Au gamin, il dit, « Je suppose que tu es Damon. » Nous avons encore le dessus se rappela-t-il. Inutile de le blesser. Ils n’avaient pas été payés pour ça. Ça allait juste rendre les choses un peu plus compliquées.

Le jeune homme haussa les épaules. « Bien deviné. Après tout, c’est mon appart. »

« T’es supposé être à une fête, » balbutia Torque. Sa main était toujours sur son Predator, mais il ne l’avait pas dégainé.

Damon eut un léger rire. « J’y étais. C’est une chance que j’ai décidé de rentrer plutôt, vous ne trouvez pas ? » Ces yeux violets se braquèrent tour à tour sur les trois runners, s’attardant sur chacun. « Alors discutons. Que faites vous ici ? Je pourrais le deviner, mais j’aimerais l’entendre de votre bouche. »

Torque et Elena échangèrent un regard, puis regardèrent tous deux Zack. Aucun d’eux ne prononça un mot.

Les yeux de Damon pétillèrent d’amusement. « Je vois. Vous êtes meilleurs pour faire des dégâts que pour parler. Ça n’est pas un problème. Répondez simplement à cette question – lequel est-ce ? Manetti ? Yukizaka ? Washington ? »

Ces noms n’évoquaient rien à Zack, mais Elena semblait les reconnaître. Elle était sur le point de dire quelque chose quand Torque prit la parole, visiblement agacé par ce gamin souriant qui pensait avoir le contrôle de la situation. « Ecoute mec, » gronda-t-il, dégainant enfin le Predator, « Pourquoi tu ne t’assiérais pas ici comme un gentil petit garçon en nous laissant finir ce pour quoi on est venu. Si tu la fermes et que tu es sage, les seuls soucis que tu auras seront quelques brûlures de cordes ».

« Oh, sympa. » Damon rit. « Mais vous comprendrez que je ne peux pas vous laisser faire ça. Il est si difficile de trouver du mobilier de qualité de nos jours, et il serait criminel de vous laisser détruire mes objets d’art. Oh, mais j’y pense- » Il se secoua la tête,  »- vous êtes des criminels, n’est-ce pas ? »

A cet instant, tout alla très vite. Torque poussa un rugissement sauvage et pivota son Predator jusqu’à viser Damon. Avant que Zack ou Elena ne puisse hurler quoique ce soit, Torque cria, agrippa sa main et lâcha son arme. Elena, agissant par pur réflexe, roula sur le sol tout en lançant un sort à Damon. Il ne l’atteignit jamais : à la place, il y eu une projection d’effets pyrotechniques qui disparurent dans un crépitement. Les trois runners en restèrent bouche bée.

Pendant tout ce temps, Damon n’avait pas esquissé un geste. Puis il s’écarta du mur où il s’était appuyé et eut un haussement d’épaules. « Je vous avais dit que c’était une mauvaise idée. » Quelque chose avait changé dans son sourire – un peu moins rieur, un peu plus prédateur. « Vous n’avez fait aucune recherche sur moi, n’est-ce pas ? »

Zack prit une profonde inspiration et expira doucement. Il commençait à réaliser qu’ils s’étaient probablement mis dans le pétrin. Mieux valait maintenir la discussion… « Tu es… nouveau en ville. Propriétaire du club L’Odyssée qui a ouvert la semaine dernière. En provenance de quelque part loin dans l’est, où tu tenais un autre club. »

Damon aquiesça.  »Ça, c’est la partie facile. Mais vous n’avez rien appris sur le reste n’est-ce pas ? » Il haussa les épaules avec résignation. « Ce n’est pas très étonnant. Ce ne sont pas des informations publiques, bien qu’elles ne soient pas secrètes non plus. Mais ça mène à des problèmes ennuyeux lorsque les gens le découvrent. » Il s’avança vers eux avec une lenteur décontractée, les conservant tous dans son champ de vision. « Mais bon, j’ai une autre soirée qui m’attend dans moins d’une demi-heure, je n’ai donc pas de temps à perdre avec cette affaire. »

Zack resta parfaitement immobile tandis que Damon s’approchait de lui. Le jeune homme plongea son regard dans le sien et Zack eut la sensation que quelque chose inspectait ses pensées. Ce n’était pas douloureux, mais plutôt une sorte de sensation diffuse et insaisissable. Torque et Elena restèrent à leur place, observant la scène en silence. Puis les yeux de Zack s’écarquillèrent lorsque le flux d’information s’inversa brièvement. Quelque chose d’invisible passa du jeune homme au runner, et Zack trébucha de quelques pas en arrière, bouche grande ouverte.

Pour finir, Damon acquiesça, puis sourit à nouveau. « Bien, donc c’était lui. Ça ne me surprend pas. J’avais pensé qu’il pourrait être une source d’ennuis, mais je n’en étais pas certain. » Il lança un coup d’œil à Zack et se dirigea vers Elena et Torque. « Vas-y, dis leur. Je vois bien que tu en as envie. »

Les yeux de Zack étaient toujours aussi écarquillés. Sa bouche fit plusieurs mouvements, mais aucun son n’en sortit. Des gouttes de sueur coulaient lentement le long de son front.

« Y s’passe quoi ? » demanda Torque, passant alternativement son regard de Damon à Zack, de Zack à son Predator tombé sur le sol, puis de nouveau sur Damon, et ainsi de suite.

« C’est-  » commença Zack en pointant Damon du doigt.

« Quoi ? » cria Elena à l’adresse de Zack. « Merde, Zack ! Parle si tu sais quelque chose ! »

« C’est un putain de dragon ! » lâcha Zack. Il poursuivit d’une voix dans laquelle toute énergie avec disparu. « Il… nous a laissé entrer parce qu’il… pensait que ce serait… amusant… de voir ce dont nous serions capable. »

Elena et Torque regardèrent longuement Zack puis le jeune homme. « Est-ce que j’ai bien entendu la partie concernant un ‘dragon’ ? » claqua la voix de Sparq, totalement oublié, dans le communicateur. Personne ne lui répondit.

« Oh merde… » commença Elena. Elle fit un pas en arrière.

« T’es sûr de ça ? » murmura Torque, comme si il avait peur de briser quelque chose en parlant trop fort.

« Oh ouaips. » Zack avait retrouvé sa voix normale, ou presque. « M- Mieux vaux ne pas lui demander de le prouver, okay ? Moi je suis convaincu. »

Torque et Elena échangèrent un regard nerveux. Puis Torque regarda Damon et dit d’une voix mal assurée : « Bon – y s’passe quoi maintenant ? Est-ce que tu vas… je sais pas moi… nous manger ? »

Damon rit. « Non. Tout ce métal, ça donne un goût détestable, et le nettoyage est vraiment merdique. »

« Alors – on fait quoi ? Est-ce que tu vas nous laisser partir ? » demanda Elena pleine d’espoir.

« Peut-être, » dit-il d’un ton pensif, une main sur le menton. Puis il haussa les épaules et un large sourire éclaira son visage. « Après tout, pourquoi pas ? Mais en retour vous devrez faire quelque chose pour moi. Qu’en pensez-vous ? »

Les runners ne demandèrent même pas de quoi il s’agissait avant d’acquiescer à l’unisson.


Le lendemain, les quatre runners se retrouvèrent autour d’une table dans un coin mal éclairé de leur bar et grill local préféré. Zack était arrivé en retard. A son arrivée, il posa sur la table un papier électronique. « On dirait qu’on s’en est plutôt bien sorti, » dit-il, une pointe de soulagement dans la voix.

Elena s’en saisit. C’était l’un des tabloïds à scandales locaux. « Le domicile d’un propriétaire de club vandalisé, » lut-elle. Elle parcouru rapidement le texte et rit tout bas. « Bryce Manetti, propriétaire de plusieurs club à la mode de Seattle, parmi lesquels le One Step Beyond et le Star Lounge, a, paraît-il, retrouvé une partie de son manoir de Bellevue saccagé par des vandales anonymes. Une enquête est en cours – aucun détails n’ont été révélés, mais des rumeurs affirment que le grand piano de Manetti aurait été retrouvé suspendu aux poutres du plafond, et que ses tapis blancs auraient été teints en violet. Bien entendu, ces rumeurs n’ont pas été confirmées. »

Sparq rit. « Ils ne parlent pas de la surprise que je lui ai laissé sur son terminal – attendez un peu qu’il essaie d’envoyer un mail et qu’il s’aperçoive que tous les trois caractères, la lettre se transforme en ‘D’. »

« Ou le petit mot, » ajouta Zack, se demandant ce que pouvait bien contenir l’enveloppe sellée qu’ils avaient laissé en évidence sur le manteau de la cheminée de Johnson. Aucun d’eux n’avait eu le courage de l’ouvrir et d’y jeter un coup d’œil.

« J’ai trouvé que le mousse à raser dans les toilettes ajoutée une touche sympathique, » admit Torque. « Puérile, mais traditionnelle. » Son ton laissait deviner qu’il ne s’était pas autant amusé au cours d’un run depuis des années.

Elena prit une profonde inspiration. « Alors, vous pensez qu’il va nous laisser tranquille ? »

« Tu veux dire Johnson ? Ou- ? »

« Non, pas Johnson. »

Zack haussa les épaules. « Il n’y a pas grand-chose que nous puissions faire s’il décide du contraire. Mais je pense qu’il a eu ce qu’il voulait. »

« Contrairement à Johnson qui a eu ce qu’il méritait, » ajouta Sparq, incapable de ne pas sourire en y repensant. « Quelqu’un veut une bière ? C’est ma tournée ! »