Le Chasseur et sa Proie

Malgré le puissant éclairage au tungstène dans la pièce, L’obscurité s’avançait. D’un des coins de la pièce, on entendit murmurer un nom.

« Knight… »

Il jetta un coup d’œil par dessus les écrans jumeaux intégrés à la surface en plexiglas du bureau, et frissonna. Derrière lui, le soleil tentait de percer le brouillard de Detroit pour la dernière fois, et la ville s’endormit dans le crépuscule. Il but une gorgée d’un liquide doré et attendit. Rien.

Il regardait au travers du verre la danse des chiffres. Profits, pertes, crédits, débits, tout s’affichait en une matrice irréelle. Les prévisions financières accouchaient d’un nouveau mandala.

« Knight… »

Il retira les montures dorées de son visage âgé et les posa doucement sur le bureau. Accablés, ses yeux fatigués observaient la pièce et scrutèrent le coin d’obscurité face à lui. Il attendit. Rien.

« Montrez-vous » Dit il, finalement.

« Comme tu voudras » , lui répondit la voix.

Le coin d’ombre se dissipa et se coula en avant. Il muta, et extirpa silencieusement un long membre articulé de sa masse dans la pièce. Devenu solide, il vérifia le sol de marbre, et trouva une prise. Une autre extension maigrichonne se solidifiait contre un mur proche, l’extension se creusait et s’étirait. L’obscurité entrait via ce coin d’ombre et s’étendait le long des murs. Visqueuse et informe, elle ricanait.

« Damien Knight… »

L’homme resta calme durant l’apparition, la couleur pâle de ses cheveux s’accordait à présent avec celle de ses mains, serrées l’une contre l’autre sur le bureau. Il passa sa langue sur ses lèvre et acquiesça.

« C’est moi que voulez voir, je pense. »

« Nous avons tous beaucoup de noms, certains plus vrais que d’autres. Nous affichons tous de nombreux visages. »

« Je doute que vous soyez venu ici pour me réciter des traités de philosophie. Que voulez-vous ? »

Ses yeux se coulèrent en direction des autres coins de la pièce, puis revinrent se poser sur la forme sombre qui se mouvait devant lui.

« J’allais te poser la même question. »

« La réponse est évidente, je veux que vous partiez. »

Le rictus se figea. « Je ne peux pas. Ta tour est agréable, et bien protégée, et puis j’ai passé du temps pour pouvoir y entrer. Je demande un peu de ton temps en compensation de mes efforts. »

« Déballez-moi ce que vous avez à me dire et allez vous-en. Je n’ai pas de temps à vous consacrer. »

L’ombre grandit jusqu’à le dépasser. « Mais tu m’as déjà consacré du temps. Partout, mes enfants sont poursuivis par tes agents. Mes nids les plus profondément enterrés brûlent et mes enfants hurlent à la mort. »

Un sourire s’afficha sur le visage de l’homme « Bien. »

Les yeux dans l’obscurité se rétrécirent, puis s’avancèrent insidieusement, dérangeant le mobilier. l’homme fit un pas en arrière.

« Ne me tente pas, je ne suis pas patient et je pourrais te tuer avant d’en avoir eu l’envie. Dis-moi ce que je t’ai fait pour mériter cela, Damien Knight, que je puisse encore m’étonner de ma propre folie. »

L’homme regarda pendant un petit moment les chiffres qui continuaient de s’afficher au travers du bureau. Il toucha la surface vitrée, et les écrans s’éteignirent. Une lumière s’alluma devant lui, projetant son ombre sur le bureau. Il fit face à l’obscurité.

« Vous ne m’avez rien fait, esprit. »

« J’ai pourtant préservé ta précieuse corporation. Ai-je affaibli Ares Macrotechnology d’une quelque façon que j’aurais pu oublier ? »

« Non. Les seules pertes liées à vous sont les munitions que j’ai dépensé. »

Un tendon de noirceur s’enroula autour de la tête de l’homme, masquant la lumière, brisant les objets et éparpillant des morceaux de métal et de verre dans la pièce. L’obscurité découvrit une rangée de dents. « Alors pourquoi est-ce que tu brûles les miens ? »

« Parce que vous existez. »

« Mon âme serait damnée simplement parce que j’existe ? Nous sommes comme vous. Nous prenons à l’autre son essence pour augmenter la nôtre. »

Les yeux de l’homme se rétrécirent. « Je vend mon âme à qui je veux. Vous n’avez pas le droit de prendre ce qui n’est pas à vous. »

L’obscurité murmura : « Je suis une forme incarnée : je prends ce que je veux. » La forme se rétracta et tenta de le frapper depuis chaque coin de la pièce. Une lueur argentée aveugla l’ombre et elle s’arrêta net. Telles des veines d’un feu blanc, elle sortirent du marbre blanc et formèrent un cercle autour de l’homme et de son bureau. L’obscurité recula encore et encore, envoyant des petites extrémités exploser contre la surface du globe afin de sonder sa résistance.

« Puissant. » Dit la voix venue de l’ombre.

L’homme approuva « Cela suffit contre ceux de ton espèce. »

« Mon espèce festoiera sur ton corps et ton âme avant que la lune ne se lève. » Les yeux noirs se levèrent tandis que les membres noirs grossissaient dans l’ombre, atteignant la limite. Dès qu’ils touchaient la sphère d’argent, les excroissances noirâtres s’enflammaient.

L’homme secoua la tête « Je ne pense pas. Si tu était vraiment un de ceux que tu imitais pour me faire peur, cette barrière ne te ralentirait même pas. Tu n’est pas un avatar. »

Les yeux se rétrécirent devant lui « Tu ne connais rien des choses que tu nommes. »

L’homme ricanait à présent « J’en sais plus que tu ne le penses. Tandis que tu es moins que ce que tu prétends être, je suis plus fort que je ne le paraissait de prime abord. » Les traits de l’homme devinrent liquides et les cheveux d’argents soigneusement peignés s’allongèrent pour lui donner une longue chevelure noire. Le visage âgé, creusé par le temps bougea et, au fur et à mesure que les rides se refermaient, ses yeux noirs s’éclaircissaient jusqu’à devenir bleu vif.

« Ah, je ne t’avais pas reconnu. Peu importe, j’aurais ton âme et l’enveloppe de l’homme que tu prétends être. » l’homme banda ses muscles et laissa tomber la veste qui était subitement devenue trop large pour lui. « Je te le redis, tu n’es pas un avatar. Tu n’est pas une incarnation. Tu n’es qu’un insecte, ou à la rigueur une forme primale envoyé pour me détruire, agissant ainsi aux ordres de ton maître. »

La structure de la sphère se renforça encore, les arcs d’énergie noirs et blanc formèrent un dôme autour de l’homme. Le rictus de l’esprit grandit. « Alors je prendrais ton cœur, mortel, puis je le donnerais aux nouveaux-nés afin qu’ils prennent goût à la chair humaine. »

« Je ne pense pas. Je pense qu’en fait, tu commences à croire que la situation est en train d’échapper à ton contrôle et je pense que tu t’attendais à ce que ce soit plus facile. »

« Arrogant jusque la fin ! Sentir le goût de ton sang sera pour moi un vrai régal. Prépare toi à mourir, mortel. Ta barrière ne sera bientôt plus là pour te protéger. »

L’homme croisa les bras et regarda l’esprit droit dans les yeux. Les lumières noires et blanches dansaient tout autour de lui.

« Cette barrière n’est pas mienne, et elle me protège de toi tout autant qu’elle te protège de moi. »

L’esprit se mit à rire, et prit une intonation forte et violente. « Qui es-tu, enfant de la terre, pour te dresser comme cela devant un être comme moi ! »

L’homme gardait les bras croisés, sa main pointant la créature et formant une gestuelle complexe. Le pouvoir affluait et grandissait autour de lui. « Je suis bien né sur cette terre, esprit. Mais c’était il y a bien longtemps. »

Une partie de la barrière s’ouvrit, et une membre commença à ramper sur le sol en direction du cercle de lumière. Le corps d’ébène chitineux de l’esprit frappa contre le cercle tandis qu’il se refermait. « Beaucoup d’entre vous voyagent au travers des Métaplans. Je me repais d’eux dès que l’occasion se présente. »

« Tu t’es trompé de royaume, esprit. Knight suspectait que quelqu’un veuille le tuer, et la corporation m’a envoyé ici pour le protéger. La magie est si simple d’utilisation ici. »

La barrière frémit, faisant pleuvoir des étincelles de lumière blanche autour de l’homme. Le membre de l’esprit l’entoura et son rictus impossible s’approcha de l’homme. « La magie est facile d’utilisation pour moi, où que je sois. Il n’est pas d’endroits où je sois faible. Partout sur terre, mais si on regarde un peu plus haut… »

L’homme pointa les bras vers le ciel, et joignit ses paumes. Le pouvoir arrivait du ciel se déversait au travers de son corps et une lueur commençait à grossir dans ses mains.

« Tes tours de passe-passe ne te sauveront pas, humain. Je suis le pouvoir incarné. »

L’homme se mit à rire. « J’ai pratiqué les arts du pouvoir bien avant que les étoiles n’existent, et j’ai dansé sur des cœurs bien plus noirs que le tien. » L’esprit lui tomba dessus, une vague d’ombre s’abattit sur l’homme percé par une lueur plus étincelante que cent soleils. « Goûte à ce que j’ai appris. »