L’avènement du Tigre

Cette nouvelle a gagné le « concours Shadowrun.fr de Noël 2006 » ; à la deuxième place.

[12/02/2070 – 17:37:05 UTC] Hong-Kong, île de tsing Yi, hôtel Dynasty mansion, chambre 4

L’année du Tigre de métal. C’est à ça que je réfléchissais dans le silence masqué par la ventilation, torse nu, assis sur cette chose que les propriétaires de cette chaîne d’hôtel infâme osaient appeler un lit. Remarquez, pour un runner en fin de carrière, le décor était parfait. J’avais connu des cellules plus reluisantes, l’air conditionné était nauséabond et n’arrivait pas tout à fait à rafraîchir cette moiteur qui collait à tous les pores de la peau, bien que ce fût plus supportable à cette époque de l’année, et pour finir ce charmant tableau à coup de hache, le voisinage était composé de tout ce qui se faisait de pire à Hong-Kong : dealers de BTL, petites frappes cherchant à se faire oublier, etc. Le service de sécurité était d’ailleurs encore plus pervers que toute la clientèle réunie. Bref, j’étais dans mon élément. J’allais pas me plaindre, j’aurais dû être à l’article de la mort vu l’opération qu’on venait de mener. Au dehors, la fête du nouvel an chinois battait son plein pour fêter l’avènement du Tigre.

Je consultais à nouveau les lunettes de soleil connectées de mon commlink : le logo « pas de nouveaux messages » n’avait pas changé. Décidément, la matrice sans fil, j’avais du mal à m’y faire. Question de fossé de génération, je suppose. Ou le fait que j’étais un adepte dans l’âme, et que finalement, l’âge avançant, la technologie et ses évolutions me gonflaient plus que ce que ça m’intéressait. Envoyant valser les lunettes, j’observais le trou béant laissé par la balle de mitrailleuse au niveau de mon ventre. J’aurais pu me concentrer pour tenter d’accélérer la cicatrisation des tissus, mais je m’étais contenté de ralentir l’hémorragie. J’avais réellement envie qu’on en finisse ici, dans cet endroit glauque, sur cette île maudite. Une belle fin pour « Night Tiger ». Je me sentais coupable pour ma fille. Mais il n’y avait plus rien à y faire. Plus rien d’autre qu’attendre que la destinée frappe à la porte de ce taudis pour me faire rejoindre mes ancêtres. Et c’est ce qu’elle ne tarda pas à faire.

[10/02/2070 09:37:28 UTC] Seattle, Downtown, International District, club Penumbra

Y a un proverbe de la rue qui dit : plus ça change, plus c’est la même chose. C’est la première pensée qui m’était venue quand j’étais retourné dans le centre ville de Seattle. Après dix ans dans les quartiers de haute sécurité de Darrington à Everett, j’avais d’abord cru qu’on était rentré dans la quatrième dimension : plus rien ne m’étais familier ici. Les endroits que j’avais fréquentés avaient fermés pour la plupart ou changés de proprio. Je m’étais souvenu des paroles passéistes de mon Indien de grand père, avec ses fameux « de mon temps ». Et je m’étais dis que je me faisais vieux, moi aussi. Faut dire, cinquante ans quand on est runner, c’est pas rien. Et pourtant j’étais encore là, à traîner ma gueule de Sioux au Penumbra, un club aussi ancien que moi. J’avais tenté d’accéder à ma messagerie via ces nouveaux commlinks « sans fils », et j’avais quasiment perdu la vue avec toutes ces infos matricielles sur imprimées à mes lunettes de soleil. Y avait quatre filles dans le club qui m’avaient filées leurs coordonnées par message, un « anonyme » qui me demandait si j’étais intéressé par une relation « virile », on me proposait tout le programme de la soirée « rétro » du samedi, et même de passer ma commande directement depuis ma place.

Depuis que ce petit accessoire était devenu l’indispensable compagnon du costard moyen, j’avais décidé d’essayer, pour faire une surprise à ma fille, Lisa. Dans son dernier courrier elle m’en avait parlé, et m’avait même fournie ses coordonnées de messagerie ainsi que son numéro pour que je puisse lui passer un visio quand je sortirais. Faut dire que la tech’ c’était son truc, à Lisa. À douze ans, normal vous me direz. Elle était pratiquement née avec ses machins sur les yeux. Ses copines et elles devaient se servir de ces trucs à longueur de temps sans sourciller, les lunettes dernières modes sûrement greffées vingt quatre heures par jour en se baladant dans la rue. Après avoir tenté de la contacter pour la cinquième fois, je m’étais aperçu que j’avais reçu un message sur ma boite. C’était un message vidéo anonyme. Étrangement, une sourde angoisse m’avait étreint. J’avais ouvert fiévreusement le fichier. Un visage eurasien malheureusement familier était assis devant un bureau d’un anthracite qui semblait recouvrir aussi tous les murs. Il parlait lentement, dans un anglais teinté d’accent mandarin :

« Comme l’on se retrouve, cher Monsieur Night Tiger. Il semblerait que vous ayez été très pris ces derniers temps, au point de délaisser votre famille. Je me suis donc permis de m’en occuper pour vous. ». Sueur froide. L’image de ma Lisa, attachée à une chaise. Son joli visage abîmé par les larmes. Pas de marques de coups, mais les vêtements déchirés par endroit. Tiens, étrange… Culpabilité. Colère. Haine. Impuissance. Malgré tout, j’avais continué de regarder, au rythme de la nausée qui me retournait le cerveau. Retour sur Mr.Wong et son accent merdique :

« Nous pouvons sûrement trouver un terrain d’entente, n’est-ce pas ? ». Son sourire blanchâtre me collait la gerbe. « Vous avez quelque chose qui m’appartient, et j’ai quelque chose qui vous appartient. Faisons échange, voulez-vous ? ». Je n’étais pas arrivé à le croire. Décidément, on ne peut jamais être sûr de rien, même en étant prudent.

« Si mon marché vous intéresse, vous avez exactement 24h à partir de réception de ce message pour vous rendre à Hong Kong et attendre la suite de mes instructions. Passé ce délai, votre fille sera morte». Malgré la piste lunaire du Penumbra et l’ambiance agréable, je ne pensai plus ni à cette soirée, pas plus qu’à ce que finissait de raconter Wong. J’étais passé en mode planification. Je devais visionner en détail cette vidéo, passer des visios à des gens à qui tout ça allait plaire, prendre des renseignements, réserver une place pour le premier vol pour Hong Kong et récupérer une fausse identité pour passer la sécurité de l’aéroport du Seatac et de Lap Kok. Heureusement, je venais de payer pour me faire effacer mon SIN criminel en sortant de prison. La moitié des économies de toute une vie de shadowrunning. Je bénissais mes comptes dans la Ligue des caraïbes, et même le commlink, qui allait me permettre de faire tout ça tout en réglant ma note au Penumbra sans même bouger de ma place.

[10/02/2070 16:06:59 UTC] Hong Kong, île de Lantau, aéroport international de Chep Lap Kok

C’est fou ce qu’on peut faire avec des nuyens. Mon nouveau look de sarariman en costard noir de chez Vashon Island me gênait encore un peu, mais j’arrivais presque à passer inaperçu. Pour une fois, mes cheveux noirs et mon teint d’origine sioux allaient me servir de camouflage. J’étais assis sur un des sièges de la salle d’embarquement, buvant une de mes bouteilles d’eau minérale. J’attendais les instructions de M.Wong, qui ne tardèrent pas. Rendez-vous virtuel au Cloud Nine dans cinq minutes. Heureusement que j’avais un peu creusé l’utilisation de la matrice sans fil pendant le vol. C’était un de ces nouveaux clubs où vous pouviez vous rendre virtuellement, et même projeter votre image physiquement dans le club grâce à des holos projecteurs. Je connectais les trodes discrètement, et je commençais la plongée dans cet univers virtuel, jusqu’à mon point de chute. Je rentrais sans problème (vu le prix que j’avais mis dans cette identité, c’était pas un mal). C’était la première fois que je rentrais dans un club virtuel. Ça fait assez bizarre de voir un décor, entendre la musique, sentir les pulsations des basses, sans y être réellement. Les icônes alentours étaient en train de danser, et je voyais à la fois des gens réels et des icônes de personnes virtuelles partageant le même espace. Je n’étais pas là depuis deux minutes qu’une centaine de spams avaient envahi mon champ de vision. Des publicités, mais surtout des messages de clients, me saluant, me demandant un rendez-vous, ou tout simplement des curieux. Fallait vraiment que j’apprenne à régler le firewall de ce truc. En consultant la biographie publique de mon PAN, je compris que Zero Cool, le hacker qui m’avait filé cette fausse identité, m’avait fait une sale blague. J’étais sensé être plein aux as, corpo et célibataire à la recherche d’une compagnie pour la nuit. Je me jurais de régler mes comptes avec lui quand tout ça serait fini, et modifiais mon profil afin de ne plus trop attirer l’attention sur moi.

Un message de Wong me demandait de le rejoindre dans une des arrières salles du club où il m’attendait. Il avait un sourire qui ne me plaisait pas. Mais il fallait que je lui laisse penser qu’il avait l’avantage. Après les cérémonies d’usage dans une rencontre Shadowrunner / Johnson, il m’avait demandé de lui donner la preuve que j’avais encore l’enregistrement que je lui avais volé dix ans auparavant. Ce que je fis. Après avoir fait vérifier le code de cryptage, il était passé à son ultimatum. Il voulait que je récupère des données et que je les efface du serveur interne d’un immeuble de bureau de Downtown. Il m’expliqua son plan, j’enregistrais les données qu’il me filait, mais je ne l’écoutais pas vraiment. J’avais attendu la suite. « Votre fille vous accompagnera. Elle dispose d’un certain don avec les machines… ». Mes soupçons s’étaient confirmés. Ma fille était une mutante de la matrice. Avant on disait otaku. Maintenant on disait technomancien. Wong comptait l’utiliser pour faire pression sur moi et être sûr que je ne prendrais pas de risques. Ce qui me consolait, c’est qu’il avait dû avoir des problèmes pour la contrôler. Ça arrangeait mes affaires. « Bien sûr, ne comptez pas prendre la fuite. Vous savez quels sont mes moyens, Monsieur Night Tiger. Je ne plaisante pas. ». Je m’en était un peu douté. Il m’avait alors dit que l’émetteur de la bombe corticale implanté dans la tête de ma fille ne pouvait être désactivé que par un signal très précis.

Je connaissais déjà cette histoire, je l’avais déjà vécue. Ce fils de pute de Wong le savait lui aussi, et il comptait bien là-dessus. J’acceptais toute cette mission en bloc, et demandais qu’on me rende ma fille tout de suite. Dans les cinq minutes suivantes, une Suzuki s’était arrêtée, l’homme qui la conduisait avait récupéré la puce originale de l’enregistrement, et ma fille avait reparue à l’angle quelques secondes plus tard. Je l’avais serrée dans mes bras. Elle avait pleuré, en me disant qu’elle ne comprenait rien à ce qui se passait, qu’elle s’était faite kidnapper à la sortie de l’école. Mon dieu ce qu’elle était mignonne. Le portrait de sa mère en miniature. Malgré les larmes, son visage était le parfait mariage d’un amérindien et d’une asiatique. Belle comme un ange… J’avais fait semblant de la rassurer un peu, puis je lui avais expliquée qu’elle allait devoir venir avec moi pour pirater un bureau de Hong-Kong. Une heure et un resto plus tard, elle avait semblé presque excitée par cette « mission ». Pauvre petite, elle n’avait pas encore compris. Il était temps de préparer ma mort. Dix ans auparavant, je n’avais pas pu sauver ma femme. Alors j’avais décidé de sauver au moins ma fille. Quel qu’en soit le prix.

[11/02/2070 16:10 :44 UTC] un entrepôt désaffecté de Hong Kong

Ce qui restait de mes anciens compagnons d’armes de Hong Kong avaient tous répondus présents. Ça faisait presque du bien de se sentir entouré. Ma fille avait regardé Kouen, le mage de l’équipe, comme s’il sortait d’une tridéo. C’est vrai qu’avec son look de ganger elfe, on aurait dit un des membres du gang des Ancients. Sauf que c’était un mage wu-jen chinois. Kali était là aussi, ma contrebandière ork préférée. Son accent russe la rendait encore plus rude que son apparence d’agent secret. Elle m’avait parlée avec un débit tellement rapide que j’avais été obligé de me concentrer pour traduire son chinois :

« Tu te rends compte qu’elle risque d’y rester si on s’y prend mal ? » elle chuchotait, mais avec l’écho de l’entrepôt Lisa avait entendu. Elle faisait semblant de ne pas écouter.

« On fera en sorte que ça n’arrive pas, ma belle. Et de toute manière, je n’ai pas le choix. »

Elle hochait la tête, comme à chaque fois qu’elle réfléchissait. Elle me regarda avec tristesse, et baissa encore d’un ton :

« Kouen et moi, on voulait te dire, pour Sally… On en a jamais reparlé depuis, mais… ». je l’avais coupée avant qu’elle ne termine :

« Je sais ». C’était tout ce qu’il y avait à dire. Je savais qu’ils auraient voulus la sauver. Tout le monde l’aurait voulu. Mais il n’y avait plus rien à y faire. Culpabilité. Colère. Impuissance. J’avais détourné le regard, et m’étais adressé à Kouen :

« Où en est la phase de planification ? ». L’elfe m’avait affiché son sourire amical :

« Avec les renseignements donnés par Wong, ce sera du gateau. Le bureau du nine squared sera bientôt aussi vide que mon appart’ de Kowloon. On a appelé Stick, il nous a fourni tous le matos que t’avais demandé, omae : id, armes, système de contre surveillance et d’infiltration. La totale. Il m’a demander aussi de te souhaiter une bonne année du Tigre. » J’eus sûrement un léger sourire. Sacré stick. Prenant ma énième bouteille d’eau minérale de la soirée dans mon sac, d’un geste répété milles fois pour ne pas qu’il soit trop flagrant, j’avais refermé soigneusement et enchaîné :

« Bon, le détail du plan, Kouen ». Le mage avait allumé l’holo-projecteur, affichant le tridi de l’immeuble, et avait reprit d’une voix presque monocorde, tandis que je buvais :

« Tout est indiqué, les tours de garde, notre point d’entrée » avait-il dit en marquant du doigt le petit point luminescent rouge. Avec la télécommande il nous avait affiché le plan des égouts. « Comme d’habitude, c’est le plus crade, mais c’est là qu’est la faiblesse de sécurité. Ça fait partie de l’ancien système de canalisation. Même eux ignorent que ça passe en dessous. On prend ici, on explose discrètement ce bout de mur ». Il avait eut un sourire à l’intention de kali, puis avait conclu : « Et on passe par le système de ventilation, là. ». On n’avait pas vraiment eut le temps de faire dans la finesse, et de toute façon, je connaissais déjà ce plan. C’était grosso modo le même qu’il y avait dix ans, à quelques nuances près. Ce n’était plus le même immeuble, ce n’était plus avec un deck qu’on allait s’y prendre, et ce n’était pas ma femme qui allait hacker le bureau, mais ma fille.

Comme s’il avait entendu, Kouen avait ajouté : « Ne t’inquiète pas pour Lisa, Night, on la prendra en charge de A jusqu’à Z. Elle aura qu’une chose à faire, c’est d’accéder au réseau interne. Comme vous le savez, le bureau est isolé par des peintures qui bloquent le wifi. Mais une fois à l’intérieur, et vu que nous avons une super technomancienne, je pense pas que ça lui pose de problème. Hein mon petit sucre ? ». Visiblement, Lisa n’avait suivi que d’une oreille distraite. Là, on aurait presque pu croire qu’elle rougissait, mais c’était de fierté, sans aucun doute. Elle tenait vraiment de sa mère. Elle avait l’air crevée, malgré le resto que je lui avais offert.

« Euh, je crois oui… » Avait-elle finalement répondue à l’intention de son mage de parrain. Le plan était en route. On avait tout préparé, afin que tout se passe pour le mieux, pour nous comme pour elle. Je la regardais tourner anxieusement, faisant les cents pas autour de mon sac de sport. Si j’avais deviné juste, tout se passerait bien et on s’en sortirait tous vivants. J’avais déjà dit ça. Dans un autre entrepôt, à une autre époque. Et ma femme en était morte. Après une heure de mises au point dans tous les sens, on s’était séparés en se souhaitant bonne année, chance et prospérité. Je ramassais mon sac, et emmenais ma fille dans un hôtel sûr pour la nuit. C’était pas une vie pour une gamine de douze ans. Mais là, j’étais à cours d’options. Elle se ferait bouffer comme un ravioli frit si je ne la protégeais pas. Je refermais mon sac en sortant de l’entrepôt, rangeais nos affaires dans le coffre de la vieille Ford Americar, et on était partis en trombe. Ça embaumait la menthe dans toute la caisse.

[11/02/2070 21:02:00 UTC] Hong Kong, île de tsing Yi, hôtel Dynasty mansion, chambre 4

Cet hôtel avait vraiment couronné une journée de merde. J’avais été presque désolé d’avoir entraîné Lisa au Dynasty. Après tout, elle aurait tout le temps de voir des horreurs d’ici peu, pourquoi lui en rajouter. Mais il avait fallu composer. Je lui avais laissé la paillasse qui essayait de ressembler à un vrai lit, et j’avais pris ma place sur le sol crasseux. Je l’écoutais respirer tandis qu’elle essayait de faire croire qu’elle dormais paisiblement En fait elle était tendue. Je m’étais passer toute la nuit les enregistrements qu’on avait fait de ma fille pendant que j’étais en taule. Grimm, un pote qui était dans le circuit et qui avait deux filles, me les avait fait en douce et me les avait fait parvenir à Darrington. Je m’apercevais que je ne connaissais ma fille que grâce à ces enregistrements. Je savais qu’elle ne me considérerait jamais comme son père. Elle me jouait la comédie, mais malgré les deux cents dix de QI qu’on lui prêtait depuis l’âge de son premier test à dix ans, elle ne pouvait pas berner son vieux père.

Mais ça, elle ne le comprendrais qu’à la fin. Du moins, si j’arrivais à survivre jusque là. Mais je pouvais rien lui reprocher, elle avait été trimballée de foyer en foyer depuis ses neufs ans. Elle avait pas eut la vie facile, la kid. J’aurais voulu lui éviter ce qu’elle était en train de vivre maintenant, alors je l’avais tenue loin de moi. Visiblement, j’avais pas utilisé la bonne méthode. Je l’avais regardé dormir, sentant qu’elle était sur ses gardes. Elle avait un petit cran d’arrêt dans sa poche de parka militaire à capuche toute déchirée. Elle avait dû croire que je l’avais pas remarqué. C’était presque mignon de la voir serrer le manche dans sa poche pour se rassurer. À son âge, moi c’était avec un poignard que je me blottissais dans le squat du gang. À chacun ses nounours, après tout. Ensuite, j’étais sorti acheter de la bouffe pour ma petite fille, et dans le même temps j’en avais profiter pour mettre en place les détails de la phase deux de mon plan, après avoir vérifié qu’on ne me suivait pas et changé encore de commlink. Maintenant que le mensonge était bien implanté, il fallait changer un peu la donne avant que la partie ne commence.

[12/02/2070 15:07:14 UTC] Hong Kong, quelque part dans Central District

La foule compacte de la nouvelle année chinoise s’amassait dans les rues de toute la ville pour commençant à poser l’ambiance des festivités. Pendant ce temps, postés dans l’appart’ désaffecté d’une rue adjacente, on avait fini de préparer les nôtres.

« Bon, tout est clair pour toi, Lisa ? ». La voix de Kouen était aussi tendue que son gilet pare-balle noir anti-reflet. Il regardait ma fille d’un air presque gêné, et me jeta un air accusateur à la figure. Je n’étais pas d’humeur à ce qu’il ne se montre pas pro.

« Ca fait trois fois que tu le lui répètes, Ko, je pense qu’elle a spotée, là, c’est bon». Une certaine tension passa dans l’air, qui se déchargea quand Kali dit :

« Yo, fermez la tous les deux, la petite est déjà assez stressée comme ça. Bon, finissez de vous équiper, moi j’me charge de la p’tite ». Elle était parfaite même dans son rôle de mère poule. Incroyable. Pour une ork moitié russe qui avait une carrure de body builder, ça frisait le délire. Et pourtant ça fonctionna. Lisa sembla se détendre, et sourit à Kali. Pendant qu’elle jouaient à qui mieux mieux, j’enfilais mon pare-balle, vérifiais que la lame de mon fineblade était correctement aiguisée, que ce Predator avec silencieux n’allait pas s’enrayer à la première peccadille. Je le chargeais en balle APDS, juste au cas où, et je remerciais mentalement sticker de sa manne providentielle. Dernière vérification du matériel de surveillance, histoire de voir si tout fonctionne… Tout à l’air ok. Tandis que j’étais en train de mettre mon gilet pare balle, je priais pour que mes pouvoirs d’adeptes n’aient pas trop diminués en prison. Loup semblait toujours me prêter sa force, mais je n’avais pas pu m’entraîner autant que je l’aurais voulu. Mes réflexes étaient diminués, je le sentais. C’est ce moment là qu’avait choisit Kouen pour me prendre à part :

« T’es conscient que t’es un grand malade, Night ? ». Il avait prononcé ça le plus doucement possible, mais je sentais que mon vieil ami se foutait que Lisa écoute ou pas, finalement.

J’arborais mon sourire le plus sympathique de mon répertoire :

«Ouais, Ko. Mais c’est pour ça que tu m’aimes, non ? ». Il ne répondit pas, me jeta un regard assez froid, mais surtout inquiet, avant de repartir vérifier encore une fois le matos. Ne me lâche pas, vieux frère, c’est vraiment pas le moment.

Quelques minutes plus tard, quatre silhouettes vêtues de noir, dont une qui aurait pu passer pour un nain, filaient vers un immeuble de bureau, mais surtout à la rencontre de la croisée des destins.

[12/02/2070 15:33:13 UTC] Hong Kong, 3e étage d’un immeuble de bureau, quelque part dans Central District

Tandis que je faisais descendre Lisa depuis la bouche d’aération du 3e, je me disais que le groupe terroriste du 9×9 de Hong Kong allait faire une attaque quand il apprendrait notre intrusion. Ils se croyaient à l’abri parce qu’ils basaient leur réussite sur des cellules lâches et surtout discrète. C’était sans compter sur la taupe qui nous avait tout balancée. Je lançais le signal en subvocalisant sur mon communicateur : « Début de la phase 3, les enfants ». Ma fille, aussi à l’aise que si elle avait fait ça toute sa vie, me fit un signe de tête avant de commencer à se concentrer. Je ne savais pas jusqu’où allaient ses dons. À ce qu’on en disait, les technomanciens étaient capables de se connecter à la matrice simplement par l’esprit. Quelques secondes plus tard, elle leva ses yeux noisettes sur moi : « c’est bon, les Koons» subvocalisa-t-elle. Une vraie pro. J’activais mon boîtier spécial, et passais en fréquence cryptée, en espérant qu’elle ne remarquerait rien. À mon appel numérique répondit une voix brouillée : « C’est ok. Je mets ton plan C en place, mon ami.». Zero Cool était aussi un professionnel, et surtout une personne de confiance. Le plan C était en route, du moins je l’espérais. Lisa dit d’une voix légèrement plus forte : « oh non, quelqu’un cherche à…. », elle semblait vivement concentrée tout à coup, comme déconnectée. Des coups de feux. Je savais que cela venait de l’endroit où Kali et Kouen nous attendaient. « Merde, Night, les drones nous ont repérés, on … Frrrrrrr … ». Coupure de communication. C’est là que ça avait commencé…

[12/02/2070 17:37:05 UTC] Hong-Kong, île de tsing Yi, hôtel Dynasty mansion, chambre 4

Retour à la chambre 4, sa ventilation pourrie et ses odeurs suspectes. Vous vous rappelez ? C’est ici que j’avais commencé mon récit de cette run qui avait mal tournée. Et c’est ici que cela devait finir. Quelqu’un venait donc de frapper à la porte. Je ralentissais le pas. L’odeur de la mort ? Quatre coups, quatre coup, un coup. Un membre de l’équipe. Je poussais un profond soupir, sorti mon Predator, et allait regarder l’écran de vidéo contrôle. Je vis ma fille, ensanglantée. J’ouvrais en trombe et la serrais dans mes bras, comme si c’était la dernière fois. Et ça l’était. Elle me regarda, le visage livide derrière ses franges violettes. « Papa… ». Je savourais cet instant de bonheur. Elle ne m’avait quasiment pas adressé la parole pendant tout cette aventure, et là, elle m’appelait papa pour la première fois. « …Papa, je comprend pas ce qui c’est… », Elle crispa la mâchoire. Blessure superficielle de l’avant bras, ça irait. « J’ai pas fait de copie du fichier, papa… Mais on nous a balancés, c’est sûr… On a plus rien pour faire pression… Toi, t’as fais une copie, dis ? ».Ma fille parlait comme un runner. Ça m’aurait presque rendu fier, si je n’avais pas su tout ce que je savais sur le sujet. « Si, j’en ai fait une… Prends ça. », je lui donnais la puce. « Planques la à un endroit sûr, et surtout ne la confie à personne. C’est ta monnaie d’échange, au cas où. On doit dégager vite fait avant de se faire slammer. » Je m’ouvrais machinalement une bouteille d’eau minérale sortie de mon sac, en stressant pour la suite. Il était temps d’en finir avec tout ça…

Je crachais soudain le reste de mon eau. Convulsions, tremblements, je me roulais par terre, immobile. Je me sentais tout à coup ridicule, là, les membres tétanisés. J’entendis alors la chose que je redoutais le plus. Un rire presque démoniaque. Et il sortait de la bouche de ma petite fille. Elle se mit à califourchon sur mon torse, regarda mes pupilles, et me fixa d’un air… satisfaite : « Alors, cette eau minérale, elle était à ton goût, omae ? ». Elle me frappa de son pied avec une telle violence qu’elle me fit sauter deux dents. « J’y ai mis un ancien poison militaire à effet lent dedans, rien que pour toi. Je ne suis pas une gentille fille ? ». Et dire qu’elle n’avait que douze ans. Je m’étais préparé à sa haine et à son mépris pendant tout mon emprisonnement. Pourtant ses paroles me faisaient plus souffrir que toutes les tortures que j’avais pu subir. Elle poursuivait, comme une machine : « Inodore, incolore, une fois ingéré, ça a les propriétés du curare, et ça empêche les plaies de se refermer en créant un déficit en facteur IX. J’voulais pas que tu puisses résister, alors j’ai été prudente, tu vois ? ».

Elle eut un sourire mauvais avant de se pencher à mon oreille : « Mais je voulais que tu vois tout ça. Tu vas payer pour maman. Tu l’as tuée. J’ai fini par l’apprendre, tu vois ? Et tu vas souffrir autant qu’elle a souffert, et même plus encore. Et je vais te regarder mourir… Les héros sont morts papa. Toi et tes runners de pacotille, vous vous prenez pour les défenseurs des valeurs. C’est la magie, les Dragons et le reste. Vous vous êtes crus dans une tridéo sûrement. Y a pas de héros, pas d’histoire merveilleuse, pas de lutins ni de princesse à sauver. Y a qu’du béton et de la pourriture, papa, et j’en suis la digne progéniture… ». Une larme coula le long de ma joue. Douze ans. Elle se leva lentement, mit une paire de gant en plastex blanc, empoigna mon Predator, et mit le silencieux. Avec un sourire presque angélique, elle m’observait, une dernière fois : « t’inquiètes pas, ça fera bien mal… » elle s’appliqua à viser le sternum : « créves». Le coup me brûla la poitrine. Les enfants sont durs à cet âge là. Dernier sursaut. Noir total.

Epilogue

Ma Chérie,

Si tu reçois cette lettre, c’est que je suis mort. Enfin, pas tout a fait. Je suis cliniquement mort pendant deux minutes trente. Mais l’équipe de soin que j’avais engagée et Kali ont réussis à me ranimer à temps. Tu croyais l’avoir tuer avec le drone du système de sécu de l’immeuble ? Mauvais calcul. Ce que tu as vu, ce sont deux illusions créées par magie. Quasiment impossible de faire la différence, même en vision thermographique, l’illusion de Kouen affectait aussi les senseurs. Tu pensais que le poison aurait ma peau ? Encore un mauvais calcul, vu que le coup des bouteilles, c’était un piège bien grossier dans lequel tu es tombée les deux pieds devant. Je me doutais que tu voudrais me faire souffrir d’abord. Et j’avais entendu parler de tes exploits en chimie, et de cette manie d’empoisonner les animaux. Oui, je t’ai surveillé toutes ces années, j’ai pris soin de toi. Indirectement, comme j’ai pu. J’ai vu ta remise de diplôme, même si ce n’était pas moi qui étais là. Tu es une fille très brillante, ma chérie.

Mais dans le shadowrunning, tu débutes. Ce que tu ne savais pas, c’est que dans les opérations menées par les forces spéciales sioux, j’ai fais pas mal de prises d’otages. Et de fausses prises d’otages aussi. On apprend vite à faire la différence. Positions, expressions, tics nerveux. Et tout dans la vidéo que vous m’avez envoyés, toi et Wong, sonnait faux. Ta mère aussi a cru pouvoir me berner. Elle a cru qu’elle nous aurait. Mais c’est moi qui l’ai eue. Elle savait qu’elle se ferait descendre si on la découvrait. Y a pas beaucoup de règles dans ce métier, mais la trahison… Ça se punit durement dans les Ombres. J’ai préféré le faire moi-même, plutôt que de laisser faire Kali. Elle était comme toi : pleine de haine et de rancœur. C’est de ma faute, je suppose. Je n’ai pas été un très bon mari, et un encore moins bon père. Ne t’inquiètes pas pour Wong. On lui a réglé son compte Ou plutôt c’est le 9×9 qui l’a fait. Ils n’ont pas aimé découvrir que Wong jouait double jeu depuis des années. Je me doutais bien qu’il ne voudrait pas que je m’en sorte, et c’est pour ça qu’il t’a envoyé, pensant que je te dirais si j’avais d’autres copies du fichier. J’espère que les flics de HK ne t’ont pas fait trop de mal. Mais ils plaisantent pas avec les terroristes présumés, surtout le 9×9. Même mineur, t’en a pour au moins cinq ans ferme. C’est moi qui ai dépensé une bonne somme pour que tu ne sois pas dans une maison de correction qui soit un bagne. Et cette lettre est le dernier cadeau que je t’offre. L’année du tigre commence tandis que le tigre de la nuit meure. Essaies de ne pas être trop malheureuse, et ne rentres pas dans les Ombres trop vite, même si je sais que c’est le chemin que tu veux emprunter. Bonne chance.

Ton père qui t’aime.

« Bienvenue sur le vol 465 de Paradise Airlines. Notre compagnie est fière de pouvoir vous faire partager son premier vol suborbital. Ce voyage durera très exactement… ». Je n’écoute plus, et j’enlève ces maudites lunettes de commlink pleines de logos et de spams. Je règle le siège et je me détend. Jamais vu la Ligue des caraïbes, c’est le moment ou jamais. Une renaissance du tigre ? Comme avait dit mon grand père avant que je ne le tue : « L’avantage avec le grand cycle de la vie, c’est que c’est pas comme tes maudites tridéos. Tu verras jamais marqué le mot Fin… ».