« Il y a un dragon qui souhaiterait te voir, » dis-je d’un ton monocorde.
Il jeta un œil distrait par dessus les journaux qui recouvraient la table et l’écran qui était posé au-dessus ; sans que je puisse dire ce qui recouvrait quoi. Le morceau de pizza qu’il tenait d’une main dégoulina sur la pile. « Oh, » demanda t’il. « Lequel ? »
« Qu’est ce que j’en sais, moi ? » répondis-je. Qu’est-ce qu’il pouvait être pénible par moments… « Tu ne me m’a encore rien dit à ce sujet. »
Il sourit et posa la part de pizza sur la table. « Exact, ma chère, » dit il, debout. « Bientôt, bientôt. »
« Et ? » lui demandais-je, les bras ballants.
Il sourcilla. « Et ? »
« Il y a un putain de dragon qui voudrait te voir ! »
Il lécha nonchalamment ses doigts couverts de pizza, « Oui, effectivement, tu viens juste de me le dire. »
Il m’avait fait promettre d’arrêter de le frapper, mais il y avait des moments où… « Tu comptes le laisser dehors ? »
« Non. Bien sûr que non ! » répondit-il. « Tu me prends pour qui ? Ce serait impoli de notre part. Dis-lui d’entrer. »
« Ne penses-tu pas qu’il est un peu grand pour passer par la porte d’entrée ? » Je me rendis compte immédiatement que c’était une question stupide. Le peu de temps que j’avais partagé avec lui m’avait notamment appris que l’évidence était rarissime, et que l’impossible était la norme.
Il hocha la tête et me fit sa plus belle expression à la « j’en sais plus que toi ». « Pourquoi ne pas lui laisser le choix, hein ? »
Je haussait les épaules. « C’est ça, pourquoi pas. Après tout, c’est toi qui paieras les dégâts. » Je me retournais et j’allais quitter la pièce lorsque quelque chose me vint à l’esprit. Je m’arrêtais. Et je le regardais à nouveau. Il était en train de se baisser pour ramasser son bout de pizza.
« Hem, je ne sais pas vraiment comment sont les dragons, » dis-je, « mais je pense que tu devrais t’habiller avant qu’il n’entre. »
Il haussa la tête pour me regarder, puis baissa les yeux pour se regarder. « Oui, ce serait mieux, » dit il. « Mais comment sais-tu que c’est un et pas une ? »
Un jour, je le tabasserais si fort qu’ils risquaient d’avoir besoin d’un cercueil étanche.
Je sortis à nouveau et je m’arrêtais pour arranger mes vêtements, et sortait tranquillement dans le jardin. Il était assis là, à l’endroit même où il avait atterri, observant d’un air curieux le bassin artificiel. Ses écailles de saphir et d’argent reflétaient le soleil de cette fin d’après-midi, faisant ressembler le jardin à une toile de Maxfield Parrish. Le dragon savait que j’étais là, mais il semblait plus intéressé par les mouvement des poissons. Je ne voulais pas – j’avais peur de – le déranger. Si je le faisais, il se tournerait et…
« Il est chez lui ? » demanda la chose. J’aurais dû me préparer à ce qu’il me parle, je l’avais entendu lorsqu’il avait atterri, mais je n’étais pas prête. J’avais très bien entendu ce qu’il m’avait demandé, mais je ne pouvais plus bouger. Il ne bougeait pas non plus.
Paniquée, je reculais vers les marches de pierre. « Je… Je veux dire, oui, oui, il est là. »
« Je ne voulais pas vous faire, peur, vous savez. » Sa grande tête se balançait doucement devant moi. Une lueur passa dans ses yeux. Il aurait pu ne faire qu’une bouchée de moi, ici et maintenant, et je ne m’en serais même pas aperçue.
« Je comprends… »
« Puis-je entrer ? » Il m’est très pénible de conserver ma forme sous de telles latitudes, et ce jardin est si merveilleux.
J’observais la forme qui devait faire plusieurs étages de plus que moi. Il y avait des barbelures au sommet. de gigantesques crocs qui pouvaient –
Il était parti…
Une voix étrange me demanda : « Puis-je entrer ? Oui ? »
Je baissais les yeux. Le dragon était parti, disparu. A la place se tenait un jeune homme, plus jeune que moi, à peu près la vingtaine, vêtu d’un costume de la plus fine soie d’Arabie qu’il m’ait été donné de voir. Sa peau était pâle, et il avait les traits du David de Michel-Ange. ses yeux étaient gris foncé avec des reflets bleu clair. Je ris, stupidement.
Il sourit. « Ma chère, je vous ai donc surpris une seconde fois. J’en suis désolé. »
Je tentais de sourire à mon tour. « Je ne savais pas que les dragons pouvaient faire ça, » dis-je timidement. J’avais encore reculé de quelques marches sans m’en rendre compte.
Il s’avança vers moi et posa un doigt sur ses lèvres tandis qu’il passait devant moi. « S’il vous plaît, n’en dites rien à personne. C’est censé être un secret. »
Encore des secrets, pensais-je. Aucun problème. C’était de toutes les façons beaucoup plus intéressant que la vie dans le Missouri.
La décoration moderne de la maison sembla l’intriguer. Il me questionna à propos de chaque auteur des œuvres d’art qu’il put voir, mais ne s’arrêta que pour se pencher sur le Warhol, Dieu sait pourquoi. Je l’emmenais à l’étage, et décidant de faire dans le cérémonieux, ouvrait grandes les portes du bureau tandis qu’il entrait.
Il eut un sourire et entra à grand pas en passant devant moi. « Laissez-moi vous présenter Dunkelzahn », dis-je alors qu’il entrait.
L’homme que le dragon était venu voir se releva alors que nous entrions. Il n’avait rien fait pour nettoyer la pièce, et elle empestait encore l’odeur de chorizzo et de pepperoni. Cependant, il s’était habillé avec une paire de bottes noires, un jean, et un de ces t-shirts en coton qu’il s’était acheté l’autre jour. Il ne s’était pas maquillé.
« Eh bien, ça fait un bail, pas vrai ? » Dit-il, posant ses deux doigts gauche sur son torse, juste en dessous de son cœur. Je l’avais vu faire ce geste à plusieurs reprises, mais il ne m’avait expliqué à quoi cela pouvait bien rimer. Mais à présent, je me disais que ça signifiait qu’il se considérait comme l’égal du nouvel arrivant. Dieu merci.
« En effet, Harlequin, » répondit le dragon, reproduisant le même geste. « j’ai suivi avec plaisir l’évolution de ton chal’han. » Dunkelzahn ne se retourna pas, mais je senti, l’espace d’un instant, son regard se poser sur moi. Evidemment, rien ne pouvait lui échapper.
Harlequin sourit. « Je veux bien te croire. » Il fit un geste vers les canapés en cuir noir devant lui. « Tu veux t’asseoir ? »
Le dragon approuva. « Merci » Il s’avança vers le canapé, l’observa un moment, puis s’assit avec précaution. Ce n’est qu’une fois qu’il fut bien stable qu’il s’avança. Il sourit.
« Que puis-je faire pour toi ? » s’enquit Harlequin.
« Je crois que tu es au courant pour moi ? »
Harlequin se fixa vers lui. « Tu veux dire en tant que présentateur d’entretien avec un Dragon ? »
Intérieurement, je souris. Dunkelzahn avait été interviewé par une équipe de journalistes internationaux peu de temps après qu’il ne soit réapparu. Apparemment, l’expérience lui avait beaucoup plu, tout particulièrement lorsqu’il s’était livré à un débat avec les journalistes. Ca lui avait tellement plu qu’il avait demandé à une des chaînes de créer un show où il serait la vedette. Et l’idée était tellement bonne qu’au fil du temps, il avait fini par produire trois émissions. Harlequin et moi avions vu sa dernière émission. Le dragon était de toute évidence passionné par la culture moderne, et avait passé toute l’émission à discuter de tout et de rien. À certain moments, les débats étaient si enflammés que je suggérais qu’on remplace le titre de l’émission par Au menu du Dragon.
Dunkelzahn sourit. « Tout à fait. J’ai trouvé que le concept des médias dans son ensemble était fascinant. L’information libre, sans aucune censure et disponible à la demande. Qui aurait pu l’imaginer ??? »
« Mouais, je ne dirais pas qu’elle est totalement non censurée. » dit Harlequin.
« Non, » reconnu le dragon « Moi non plus. Et c’est précisément ce pourquoi je suis là. »
« Oh ? »
« Je voudrais que tu sois le sujet de ma prochaine émission. »
« Quoi ! » s’exclama Harlequin, sautant sur ses pieds.
Je ris tout haut puis je mis ma main sur ma bouche. Harlequin me fusilla du regard pendant une fraction de seconde. Je savais que je le regretterais peut être plus tard, mais ça me faisait tellement plaisir de le voir surpris.
« Et bien, oui. » enchaîna le dragon. « Je pense que tu ferais un invité extraordinaire. »
Harlequin passa sa main dans ses cheveux et secoua sa tête. « Si je m’étais attendu à parler de ça… »
« Mais Harlequin, tu as toujours été le meilleur barde. Imagine l’effet que tu produirais sur les gens en leur révélant ce que tu sais ! Il y a tant de choses qu’ils ignorent – »
« Et tu peux être sur que je ne leur révèlerais rien ! » l’interrompit Harlequin.
Le dragon baissa la tête. « Mais tu ne crois pas qu’ils ont le droit de savoir ? C’est leur monde, après tout. »
Harlequin respirait bruyamment, le front plissé. « Tu es en train de me dire que tu veux tout le dire ? Révéler la myriade de secrets de l’univers ? Tu veux que je… »
Il se tourna vers moi, le bras tendu et les doigts tremblants. « Tu veux que je… »
« Déballe tout à la télévision ? » proposais-je.
« Ouaip ! » Dit-il en claquant des doigts, et se retournant vers le dragon, qui cligna des yeux. « Tu veux que je déballe tout à la télévision ? Que j’ouvre une fois de plus la boîte de cette chère Pandore ? »
« Et bien, oui, » dit le dragon. « Tu te rends compte dans quel état de confusion ils doivent être ? Regarde à quel point leur monde a changé. Tu ne crois pas qu’ils ont le droit de savoir ce que tout ça signifie ? »
Harlequin hocha vigoureusement la tête et alla au centre de la pièce en gesticulant nerveusement. « Mais bien sûr ! » Dit-il. « Mais pourquoi leur dirions-nous ? Laissons-les se poser des questions ; c’est là qu’est tout l’intérêt de la chose ! Ils ont des tas d’indices ! »
« Des indices…? » le dragon et moi étions déboussolés.
« Dans le mystère de la vie, Dunkelzahn ! Le monde est une gigantesque tapisserie. Tu commences très près d’elle. Il y a des nombreuses choses à voir, et si tu veux, tu peux passer ta vie entière à observer un petit bout. Certains peuvent trouver que ce n’est pas assez. S’ils le veulent, ils peuvent reculer un peu pour en voir plus. Et peut être qu’ils se retrouveront suffisamment loin pour s’apercevoir que tout se trouve devant eux.
Si tu commences par les éloigner, ils ne vont rien comprendre. Ils ne sauront pas par où commencer. Il se pourrait qu’ils n’obtiennent pas une vision d’ensemble. » Il conclut en croisant ses bras près de son torse, l’air satisfait de lui. Je jetais un œil vers le dragon, qui ne semblait pas convaincu.
« Tu ne crois pas qu’il est certaines choses pour lesquelles nous devrions les prévenir – » commença t’il.
« Tu veux parler des invae ? » Demanda Harlequin.
« Ca pourrait être un bon début, en effet. » lui répondit le dragon.
Harlequin chassa l’idée d’un seul geste. « Ca ne les regarde pas et de fait, ils sont du même avis que nous ! Les humains ne savaient rien de leur venue, mais néanmoins, ils s’en sont très bien occupés. Tout déballer – » il hocha la tête dans ma direction »-aux humains les priverait de la découverte ! l’intérêt vient du déroulement. Laissons-les s’émerveiller de leur monde, même s’il peut être horrible à certain moments. Ne leur révélons pas la fin de l’histoire avant qu’ils n’aient tourné la dernière page, Dunkelzahn. Laissons l’histoire se dérouler toute seule. »
Le dragon semblait absorbé par la pizza devenue froide, mais je sentais qu’il était perdu dans ses pensées. Finalement, il se leva dans un soupir, puis hocha la tête. « Je prends ça pour un non. »
Harlequin rit, la tête baissée et fit non de la tête.
« Merci de ton hospitalité, » dit Dunkelzahn, se dirigeant doucement vers la porte.
Harlequin releva la tête. « J’espère que je n’ai pas manqué d’égards à mon invité. »
Le dragon sourcilla. « Non, pas du tout. Je demanderais à Lady Brane Dergh des Daoine Sidhe de parler à ta place. »
Harlequin était impassible. « Je ne le permettrais pas. »
« Oh ? »
« Dunkelzahn, nous avons toujours eu de bons rapports. »
« C’est vrai. »
« Mais je dois te prévenir qu’il en est parmi les miens, et parmi les tiens, qui pensent que tu en as assez dit. »
« Oh ? »
« Tes commentaires à propos des grands dragons et des dracoformes, par exemple. »
Le dragon acquiesça. « Oui, j’ai reçu quelques… griefs à ce propos. »
« Si tu devais commencer à te mettre à parler… d’autres choses. »
Encore une fois, Dunkelzahn acquiesça. « Merci de m’avoir prévenu, Harlequin. Il y a tant de merveilleuses histoires qui restent à raconter. »
Harlequin sourit. « Et elles le seront : en temps voulu. »
Le dragon porta à nouveau ses doigts à son torse, et après qu’Harlequin lui ait rendu son geste, commença à quitter la pièce. Il s’arrêta à mon niveau. « Ce fut un plaisir de vous rencontrer, ma chère, » dit-il. « Vous êtes une digne héritière. » Je souris, ne sachant pas quoi dire, et portait mes doigts à hauteur de mon torse. Il sourit et me retourna mon geste.
Je fermais les portes derrière lui tandis qu’il partait, puis je me retournais, me reposant contre elles. « C’est moche ; je l’aime bien. » dis-je tristement.
« Moi aussi, » dit Harlequin, regardant ses journaux. « Il est le plus raisonnable d’entre nous. Ce sera vraiment pénible pour nous quand nous devrons le détruire. »
Voir aussi sa version originale en anglais sur ce site.
Document créé à l’origine par Tom Dowd et publié sur shadowrun.fr le mardi 3 mai 2005 par Thomas Moreau.
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